Papa, quand est-ce qu'on arrive?
Louise Leduc
La Presse
Quai d’embarquement du terminus Berri, vendredi soir. Les deux demi-sœurs d’Anthony, qui ont quatre ans et un an et demi, lui font un câlin, sous les yeux de papa, qui suit son fils des yeux jusqu’à ce que l’autobus démarre. Toutes les deux semaines depuis qu’il a 8 ans, Anthony, qui en a aujourd’hui 12, fait le trajet Montréal-Québec tout seul en autobus, comme un grand, pour aller passer la fin de semaine avec sa mère.
Plus loin dans la file d’attente, la petite Aglaé, qui a 8 ans, en est à son deuxième voyage toute seule vers Québec. « On a essayé, ça s’est bien passé, alors on va faire comme ça de temps en temps. Ça m’évite de me taper moi-même Montréal-Québec aux deux semaines », dit Frédéric, sous les yeux d’Aglaé, qui a un Nintendo DS tout neuf pour faire passer plus vite ses 2 h 30 de route.
« Faire voyager ses enfants en autobus, ça marche à condition que les deux parents soient très fiables, dit Michel Tétrault, avocat. Sinon, pour l’enfant qui se demande si son père ou sa mère sera là à destination, à l’heure dite, c’est l’angoisse tout le long du chemin. »
Avant 8 ans, Greyhound refuse de toute façon les enfants voyageant seuls. Et c’est ainsi que le Madrid est entré dans le folklore du divorce.
Les vendredis et les dimanches, le même ballet. Des pères et des mères partent chacun de leur bout d’autoroute 20, empruntent la sortie 202 et s’arrêtent à Saint-Léonard d’Aston, au restaurant Le Madrid, visible de loin avec son toit rouge et ses 70 dinosaures géants dans le stationnement.
Pour plein d’ex-conjoints, le Madrid est une obligation juridique, inscrite en toutes lettres dans le règlement de divorce ou l’entente de médiation. Au Madrid tu te rendras. Garde partagée ou droits de visite tu honoreras.
« Ce n’était pas prévu, mais le Madrid va faire partie de ma vie ! » raconte Michael Prince, père d’une petite Anouk de quatre ans et demi. Michael Prince habite à Beauport, et son ex a déménagé à Sherbrooke après la rupture. Pour eux aussi, le Madrid est le haut lieu du compromis routier.
Normalement, tout se passe bien. Pas de chicanes d’ex au-dessus de la poutine. « La police n’a été dans le coup qu’une seule fois, raconte la copropriétaire du Madrid, Julie Arel. Une mère était partie en retard, et son ex menaçait de dumper quand même les enfants à l’heure habituelle. Pendant une heure, on a cherché des enfants abandonnés sur le terrain. En vain. Le père n’avait pas mis sa menace à exécution. »
Au Québec, la garde partagée est de plus en plus dans l’air du temps. En 2006, 29 % des enfants de parents séparés étaient en garde partagée, alors que cette proportion n’est que de 12 % dans l’ensemble du Canada.
« Moi, j’ai vu des gardes partagées entre Gatineau et Val-d’Or, des cas avec 10 ou 15 heures de route, dit Louis Sirois, avocat. Personnellement, quand on parle de garde partagée, je vois un petit garçon en bicyclette. Dans un monde parfait, il peut aller en bicyclette de la maison de papa à celle de maman. »
«Ici, tout est fait pour mettre la garde partagée en place, mais est-ce la solution miracle? Ne devrait-on pas y aller de façon plus nuancée? demande Alain Roy, professeur de droit à l’Université de Montréal. De nos jours, déroger à la garde partagée est perçu comme une remise en question de l’implication du père. C’est délicat. La rectitude politique joue beaucoup.»
Les gardes partagées entre deux villes très éloignées seront davantage accordées dans des cas de très jeunes enfants pour lesquels la proximité de l’école n’est pas un facteur. Quand l’enfant est d’âge scolaire, de simples droits de visite seront le plus souvent privilégiés.
Les gardes entre deux villes éloignées ou deux pays frappent davantage l’imagination, mais rien n’est simple non plus quand il s’agit de deux banlieues très éloignées.
« Avant, il fallait vivre dans le même quartier pour obtenir la garde partagée, dit Alain Roy. Aujourd’hui, un parent peut vivre à Longueuil, l’autre à Repentigny, et ils peuvent reconduire à tour de rôle leur enfant à Montréal, dans une école située à mi-chemin. La fatigue que peut ressentir l’enfant ou les difficultés qu’il peut vivre ne sont pas vraiment prises en compte. »
Yvon Gauthier, pédopsychiatre à Sainte-Justine, s’inquiète. « Comment peut-on imposer à un enfant de vivre dans ses valises alors que nous, comme adultes, ne le supporterions pas ? »
Bien sûr, l’enfant s’adapte et s’habitue à faire des tas de kilomètres. « Ça ne veut pas dire que ça ne laisse pas de traces », croit le Dr Gauthier, qui, pour l’affirmer, se fie sur ses 46 ans de pratique. « Tout enfant a besoin d’un nid principal. »
« On a voulu que les gars s’impliquent dans l’éducation, fait pour sa part observer Sylvie Schirm, avocate. Quand la rupture survient, les femmes ne peuvent plus dire à leur conjoint de se tasser...
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